Koomaren Viken Vadeevaloo, directeur exécutif d’ANFEN : «Le niveau de décrochage scolaire des adolescents est énorme»

Koomaren Viken Vadeevaloo travaille à ANFEN depuis 10 ans.

L’ANFEN répond au besoin urgent de soutenir les adolescents en échec scolaire dans un système éducatif limité. De trois centres, il s’est étendu à 21, incluant des formations certifiantes comme celles de l’École culinaire Aline Leal. À Le Dimanche/L’Hebdo, le directeur Koomaren Viken Vadevaloo souligne l’importance de cette alternative éducative.

Expliquez-nous le réseau ANFEN.

ANFEN a été impulsé par l’United Nations International Children’s Emergency Fund (Unicef) au moment où cette instance onusienne quittait Maurice. L’éducation n’était pas obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans et il n’y avait pas autant de collèges. Les examens du CPE excluaient énormément d’adolescents dès l’âge de 12 ans.


Les fondateurs d’ANFEN (feue Aline Leal des centres de développement des Lorettes ; Bernard d’Argent du centre Joie de Vivre ; Joyce Lamarque de DLD Teen Hope ; et Shehzaad Peerbocus de Teen Hope Goomany) ne pouvaient pas rester les bras croisés. Ils ont commencé avec trois centres. Aujourd’hui, ANFEN en compte 21, incluant l’École culinaire Aline Leal par ANFEN qui offre des formations certifiantes, soit le National Certificate (NC3) en Food Production, en collaboration avec le Mauritius Institute of Training and Development (MITD).

Pourquoi était-ce nécessaire ?

À l’époque, nos centres de formation œuvraient en isolement. Leur expertise et leur intuition étaient de créer un réseau pour qu’il y ait un travail en cohésion pour plus d’impact. Nous avons aussi formé un groupe de pression et avons pu plaider, en 2006, pour que nos jeunes reçoivent le transport gratuit au même titre que les autres élèves du système éducatif.

 

Aujourd’hui, nous voulons aller plus loin dans notre mission de récupérer des jeunes hors du circuit scolaire traditionnel et de la rue pour les former à atteindre le niveau d’éducation vocationnelle, soit en NC1 et NC2. Cela leur permettra de rejoindre le MITD pour le NC3.

 

Nos formations au personnel enseignant et notre encadrement jouent un rôle capital dans l’orientation stratégique de nos centres affiliés. Les 21 centres constituent la fédération d’ANFEN.

Qu’est-ce qui motive ANFEN à offrir une éducation non formelle aux adolescents en échec scolaire ?

Il y a un grand besoin de soutenir les jeunes en grande souffrance sociale, qui n’arrivent pas à s’accrocher à un système d’éducation élitiste qui n’a pas un composant psychosocial. Le niveau de décrochage scolaire des adolescents est énorme et quand ils n’abandonnent pas, c’est pour mieux échouer. Il n’y a pas de débat sur ce constat.

Les centres affiliés à ANFEN ont expérimenté un programme d’accompagnement et nous estimons que ces jeunes doivent d’abord suivre un parcours socio-pédagogique avant de réintégrer l’éducation formelle, quelques années plus tard. Il y a une passerelle à construire avec le « mainstream » et le MITD pour que nos jeunes aient le choix d’aller plus loin.

Le système éducatif actuel doit-il être repensé ?

Le système éducatif actuel doit être repensé afin de devenir plus inclusif. Un psychologue est nécessaire par école afin de pouvoir aider les jeunes à s’exprimer. Quand les jeunes sont en retard par rapport à leur apprentissage scolaire, c’est important qu’ils soient soutenus pour qu’ils se rattrapent en classe. Il est aussi nécessaire de former les enseignants afin qu’ils puissent s’équiper à travailler efficacement avec des jeunes en difficulté. À ANFEN, nous sommes motivés à partager notre savoir et notre savoir-faire sans arrogance.

Quels sont les défis qu’ANFEN a rencontrés depuis sa création ?

Le réseau ANFEN a été confronté à un refus du ministère de l’Éducation, en 2006, concernant le transport gratuit. Il a fallu se battre pour se faire entendre.

 

Aujourd’hui, nous faisons face à un système d’éducation formelle rigide malgré le fait que nous sommes des acteurs capables de contribuer à faire avancer l’île Maurice dans la stratégie de l’« Equity in Education» des Nations unies. Le dialogue est enclenché, mais il y a du pain sur la planche. Il faut une filière préprofessionnelle. Nous pouvons aider à augmenter les chances des jeunes en décrochage scolaire d’avoir une formation auprès du MITD et être davantage employables.

Qui sont ces jeunes bénéficiaires d’ANFEN ?

Les profils socioéconomiques des jeunes de milieux modestes, ceux vivant en situation de pauvreté et en détresse sociale. Connaissant la réputation des centres, ils nous rejoignent d’eux-mêmes et il y a aussi des cas où l’école du gouvernement du quartier encourage les parents à considérer nos centres. Nous avons l’approche socio-pédagogique qui n’est pas en place chez eux.

 

Nous accueillons des jeunes en échec scolaire âgés de 12 à 18 ans. Cependant, nous ne sommes pas formés pour nous occuper des jeunes en situation de handicap et nous les canalisons vers une Special Education Needs School.

Qu’en est-il de l’employabilité ?

Tous nos jeunes se précipitent sur le marché de l’emploi à partir de 16 ans. Nous avons compris qu’ils y entrent prématurément et qu’il fallait consolider leur résilience et leur compréhension d’un métier dans le secteur formel, dans une compagnie par exemple. Aujourd’hui, nous visons davantage une stratégie d’employabilité et nous souhaitons les préparer dans une filière préprofessionnelle et qu’ils prennent un examen du MITD à travers nos centres.

Avez-vous eu des cas où il a été impossible pour ANFEN d’aider des ados en échec scolaire ?

Notre accompagnement et le dialogue avec les parents peuvent ne pas être concluants. Il y a eu des cas où les jeunes ont des soucis familiaux, où les enfants sont tiraillés et changent d’environnement et cela complique leur scolarité. Il y a aussi le fait que certains enfants sont trop pressés d’être en couple et abandonnent leur scolarité.

 

À la base, il y a des problèmes de l’ordre de l’affectivité. Quand le soutien psychosocial a le temps de se mettre en place, nous avons de bons résultats.

Les parents sont-ils impliqués ?

C’est un volet compliqué. La cellule familiale peut être en crise et nous ne devons pas oublier que nous avons une vocation sociale et socio-pédagogique. C’est bien dans cet espace de formation et d’accompagnement que le jeune va découvrir la bienveillance des adultes afin de pouvoir avancer.

 

Nous encourageons les rencontres avec les parents et nous ne pouvons pas attendre que les parents, déjà en grande détresse pour beaucoup, fassent comme les autres issus d’une réalité sociale stable. Nous devons avoir l’humilité et la compassion nécessaires pour mettre le jeune au centre et jouer le rôle approprié. Nous ne remplaçons pas un père ou une mère, mais nous pouvons donner goût à la vie à un jeune dans la tourmente. C’est un peu le secret du socio-pédagogique. 

 

Nous avons aussi de belles expériences où des parents participent pleinement aux formations ou rencontrent la direction du centre et le counsellor quand c’est nécessaire. 

Qu’est-ce qui permet à ANFEN de continuer sa mission après toutes ces années ?

C’est une belle mission qui se pratique avec 200 personnes convaincues que des résultats positifs sont possibles avec une approche appropriée. Nos travailleurs sociaux, counsellors, pédagogues et personnel administratif travaillent assidûment. Sans cela, nous ne pouvons pas avoir la crédibilité nécessaire pour attirer des fonds pour financer les opérations.

Comment évaluez-vous l’impact de l’éducation non formelle sur les adolescents qui sont passés par les programmes d’ANFEN ?

L’impact est positif. Nos jeunes ont pendant longtemps fait environ quatre ans de formation sans avoir un certificat. Certains centres poussaient des jeunes qui avaient le potentiel de refaire le CPE de l’époque et ils pouvaient regagner le « mainstream ». Aujourd’hui, nos jeunes de 15 ans prennent part à l’examen du MITD en National Certificate 1 in Adult Literacy et nous avons environ 50-60 % de réussite. C’est le fruit du bon travail effectué par nos centres affiliés avec le soutien pédagogique et psychosocial d’ANFEN.

 

Nous avons aussi obtenu des résultats très encourageants avec notre École culinaire Aline Leal où nous avons eu 100 % de réussite pour l’examen du NC3 en Food Production. Des enfants qui n’ont pas réussi au primaire, ont aujourd’hui un équivalent au School Certificate dans le secteur vocationnel.

 

Mais, le plus grand progrès se passe au niveau psychosocial. Quand un élève dans la détresse se met debout pour avancer dans la vie, c’est magnifique. C’est une analyse qualitative qui détermine notre impact.

L’État devrait lancer une étude scientifique pour comprendre les enjeux de l’échec scolaire sur l’adolescent qui n’a connu que cela et son rapport à la société»

Pourquoi est-il essentiel de cibler les adolescents en échec scolaire pour une éducation non formelle ?

C’est important qu’ils passent à travers un système socio-pédagogique qui les rend plus résilients afin de pouvoir réintégrer le système d’éducation formelle. S’ils peuvent réintégrer le formel, tant mieux. Mais faute de mieux, il faut comprendre qu’avec le retard accumulé, certains doivent développer leurs talents pour devenir employables.

Le facteur social ne peut être occulté, ils ont besoin de travailler. C’est aussi essentiel car nous ne devons pas oublier qu’il y a l’industrie de la drogue qui recrute en masse des jeunes de la rue. 

Comment ces jeunes influencent-ils positivement la société après leur passage chez ANFEN ?

Notre mission est de faire notre maximum pour qu’ils deviennent des citoyens responsables. Nous avons fait une belle expérience avec l’École culinaire Aline Leal et nous souhaitons que tous nos centres affiliés deviennent des centres de formation enregistrés auprès de la Mauritius Qualifications Authority (MQA) afin de leur permettre de reprendre goût à une formation certifiante. Lorsque nous avons réussi à les remettre à niveau, c’est bien que nous puissions les envoyer passer un examen qui, ensuite, favorisera leur employabilité et leur inclusion sociale.

Si cela ne se fait pas, quelles seront les conséquences ?

Un jeune qui n’a connu que l’échec scolaire n’est pas heureux. L’État devrait lancer une étude scientifique pour comprendre les enjeux de l’échec scolaire sur l’adolescent qui n’a connu que cela et son rapport à la société. Il y a une corrélation et c’est définitivement un moyen de mieux se pencher sur une politique éducative plus proactive.

Quelles sont les raisons les plus courantes qui mènent à l’échec scolaire ?

Nous savons déjà que ce sont les conditions socio-économiques, psychosociales, mais aussi les troubles comme la dyslexie, la dysgraphie, la dyscalculie ou ceux de l’attention. Il y a un grand manque de prise en charge de ces troubles aujourd’hui. Nous ne pouvons qu’espérer que la Special Education Needs Authority apporte des résultats rapidement.

Expliquez-nous les principaux programmes offerts par ANFEN pour soutenir ces adolescents.

Nous offrons des cours de base académiques car, quand le jeune arrive chez nous à 12 ans, il a un niveau de Std III (Grade 3), ce qui représente un gros retard. Nous insistons sur notre approche pédagogique inclusive pour le rendre plus à l’aise sur le « literacy » et le « numeracy », tout en travaillant sur la prise en charge psychosocial avec des travailleurs sociaux et counsellors. Ensuite, nous travaillons sur les bases de l’employabilité.

 

Nous sommes pragmatiques et proactifs en fonction de ce que nous avons comme public. Si nos jeunes n’avaient pas accumulé autant de retard et de souffrances liés à leur expérience sociale et scolaire, ils auraient pu facilement reprendre un parcours classique. Cependant, il y a matière à explorer afin que notre apport fasse partie d’un master plan mauricien pour favoriser l’éducation pour tous.

Quels sont les résultats observés chez les adolescents après leur participation aux programmes d’ANFEN ?

La prise en charge aide nos jeunes à développer une stabilité. Comme l’encadrement n’est pas toujours au rendez-vous dans la cellule familiale, nous sommes heureux de voir la transformation de nos jeunes quand ils quittent nos centres. D’ailleurs, l’École culinaire Aline Leal récupère nos jeunes pour un parcours avancé et nous pouvons constater tout le bon travail fait par nos centres affiliés. Quand les jeunes passent que ce soit le NC1 ou le NC3, cette fierté d’avoir vaincu l’échec scolaire est extraordinaire.

Quels sont les objectifs à long terme d’ANFEN ?

Notre objectif est de devenir un réseau de centres de formation se focalisant sur la formation professionnelle des adolescents en décrochage scolaire afin d’en réduire le nombre en formant ceux ayant moins de 16 ans dans nos structures qui se spécialisent dans le préprofessionnel. Nous souhaitons que nos centres entrent dans le cadre de la MQA pour ainsi pouvoir offrir des cours certifiants en NC1 Adult Literacy et même en NC2 pour que nos jeunes soient prêts à rejoindre un centre du MITD pour faire un NC3 dans le métier de leur choix. Nous souhaitons également nous positionner comme un partenaire de l’État et du ministère du Travail pour favoriser la réussite des étudiants et ainsi faire reculer le chômage parmi les jeunes de moins de 20 ans.

 

Nous estimons que les lois mauriciennes devraient faire de l’espace afin que les partenaires ONG puissent contribuer à ce que des jeunes de moins de 16 ans soient récupérés de la rue, accompagnés jusqu’à un examen national pour le réussir, et ensuite se positionner sur le marché de l’emploi avec plus de compétences et de résilience.

Pour conclure cet entretien, un message ?

Nous lançons un appel aux retraités dans le domaine de l’éducation ayant de l’expérience dans l’éducation primaire ou secondaire pour encadrer nos éducateurs en formation. Ils participeront aux sessions de formation pédagogiques pour y apporter leur expertise et seront appelés à effectuer des visites de suivi dans les centres ANFEN près de chez eux pour offrir du coaching et des conseils aux éducateurs en formation. Venez partager votre passion et votre expertise à nos jeunes éducateurs et leur transmettre votre savoir-faire.

Motivé par son histoire personnelle

Dix ans déjà que Koomaren Viken Vadeevaloo, 40 ans, œuvre au sein d’ANFEN. Détenteur d’une licence en science politique, il a fait un an de droit pour l’intérêt dans la justice. Il a une maîtrise en Programmation Neuro Linguistique et il est Humphrey Fellow à la Vanderbilt University en « Education Administration, Planning and Implementation ». Qu’est-ce qui le motive après toutes ces années ?

 

« Mon histoire personnelle me pousse à me battre pour une éducation plus juste et équitable », répond le directeur exécutif d’ANFEN. « Notre système éducatif actuel est figé car personne et aucun décideur n’a le courage de s’aligner sur les grands principes de l’Unesco pour apporter une réforme dès le pré-primaire et le primaire, en s’inspirant des expériences internationales et locales », ajoute-t-il.

 

Quelle est son histoire personnelle ? C’est celle d’un enfant qui ne pouvait pas apprendre par cœur car il avait besoin de discussions et de moyens ludiques pour s’approprier les connaissances. « Je ne pouvais pas apprendre dans un système où mon enseignant me transmettait toute sa frustration et son obsession de ne produire que des élites. Je n’en veux à personne pour mon parcours scolaire pénible, mais je demande aux décideurs de comprendre que, comme moi, il y a un énorme potentiel humain qu’on brise parce que le système éducatif actuel ne s’équipe pas comme il faut », souligne-t-il.

 

Le système éducatif français et anglais à Maurice offre un meilleur service mais ils restent inaccessibles, observe Koomaren Viken Vadeevaloo. « Ce n’est pas normal qu’il y ait autant de disparités dans un État-providence. »

 

Pourquoi se dédie-t-il à faire une différence dans la vie des autres moins fortunés ? Issu d’un milieu modeste, il confie à Le Dimanche/L’Hebdo qu’il a compris que la solidarité peut faire la différence. « Ceux qui pensent que la pauvreté est facile à vaincre se trompent, la détresse humaine s’adresse avec le cœur et pas le mental. Celui qui souffre peut s’en sortir quand la formule sociale s’y prête », explique-t-il. Et de rappeler cette citation de Nelson Mandela : « La pauvreté n’est pas un accident. Comme l’esclavage et l’apartheid, elle a été faite par l’homme et peut être supprimée par des actions communes à l’humanité. »

 

Koomaren Viken Vadeevaloo est ainsi convaincu qu’il faudrait que chacun de nous dépasse les préjugés et apprenne à s’engager pour apporter plus de justice, qu’il s’agisse des décideurs politiques, des employeurs ou des citoyens.